Matthieu Galey ( 1934 – 1986 ) : Journal intégral – 1953 – 1986 – Robert Laffont – Collection  » Bouquins « 

La parution de son contenu intégral dans la collection où l’on peut lire le  » Journal  » des frères Goncourt, par exemple – constitue un événement.

Il commence le 5 janvier 1953, quand le tout jeune Matthieu Galey revient d’un pèlerinage  à  Illiers-Combray, par temps de neige. Il se souvient de sa dernière visite, quand un charmant monsieur lisait le passage des  »  chères petites aubépines « .  Déjà les anecdotes, les portraits, les paysages se pressent dans une seule page.

On pourrait dire que le Journal de Matthieu Galey est ainsi placé sous le signe de Marcel Proust. Il nait dans une famille parisienne ancrée aussi en province, pourvue d’ancêtres qui comptent dans la vie sociale, mondaine et littéraire. Du côté de chez Matthieu, il y a Georges Izard, avocat, membre de l’Académie française, de même que le beau-frère de l’avocat, le père Jean Daniélou, plus tard cardinal, qui célébrait les messes de minuit dans leur province d’origine, où la famille aimait se retrouver. Au lycée Henri IV de Paris, il se fait un ami pour la vie, Pierre  Joxe.

Le 8 Janvier, il note :  » Icare était un fou, mais nous volons « .

Le 12 janvier, lors d’un dîner à la campagne, il rencontre Philippe Tesson aux yeux  bleus, étudiant alors la philosophie ,  » ouvert, sans préjugés.  Il est reposant, admirable. Et charmeur « .

Le 15 janvier, confidences sur ses lectures, car il est dans sa  » période Anatole France « ,  empruntant tous ses livres à la bibliothèque, partageant son goût avec Pierre Joxe.

Le  18 janvier, il note  :  » Dire que Lamartine a  pu devenir célèbre avec un nom pareil ! « 

Le 21 janvier, il assiste à la messe en mémoire de Louis XVI en l’église Saint-Germain-l’Auxerrois – avec une certaine ironie – pour cacher l’émotion ?

Puis le 28 janvier : « Réception  chez les Izard, avec Boris Vian. Je l’écoute parler : fascinant.  Son grand front très bombé respire l’intelligence.  Ses yeux immenses vous boivent, vous caressent. Il ressemble au duc d’Edimbourg, qu’on imagine mal allant cracher sur nos tombes. Seules ses lèvres charnues, dont la commissure forme presque un angle droit , révèlent quelque chose de satanique en lui. Je ne sais plus quel compliment je lui fais  en partant, l’alcool aidant, mais je le vois piquer un fard comme une jeune fille. Le dernier chez qui j’aurais pu prévoir cette réaction virginale. »

Il va au théâtre voir  » En attendant Godot », assiste à une représentation du  » Piccolo Theatro de Milano « , occasion de croquer des célébrités vues dans la salle en quelques mots vifs, puis  à  » Adamov ».

Il est présent le 22 mai lorsqu’on dévoile une plaque sur la maison où a vécu Marcel Proust rue Hamelin. Il s’amuse du spectacle cocasse des fauteuils rouges dans la rue, du  » parterre de crânes – celui de Fernand Gregh brille superbement – et de légions d’Honneur sur canapé « , remarque l’émotion de Céleste Albaret, et entend la réflexion amusante de son mari, qui fut le chauffeur de Marcel Proust.

Et ainsi continuent 800 pages passionnantes, fascinantes, indispensables pour connaitre la vie littéraire contemporaine.

Il a rencontré  des centaines d’écrivains, personnes intéressantes, pittoresques, il est le familier de Jacques Chardonne, Paul Morand, Marcel  Jouhandeau, Julien Green … voit souvent François Mauriac,  Jean-Louis Curtis …

Très rapidement lancé, critique littéraire dans des revues, à la radio  (  » Le Masque et la Plume « ), faisant partie du comité de lecture des éditions Grasset,  il publie un recueil de nouvelles  »  Les vitamines du vinaigre « . Malgré leur succès, il se compare à Jean-René Huguenin par exemple, et fait un choix. Il pense qu’il est inutile de poursuivre une oeuvre romanesque qui risquerait de rester au second plan,  mais il décide de mettre toutes ses forces et son talent dans son Journal.

 » 21 janvier 1971  -Soirée Edgar Faure. Toujours étonné de tartiner du caviar chez un représentant du peuple. Celui-ci, comme souvent les vedettes ( genre Aragon ou Chardonne ) , me fait un numéro de charme d’une bonne  demi-heure, me disant qu’avec Kanters, je suis le seul critique littéraire, etc. Et qu’il me lit régulièrement dans  » Le Monde  » ( … où j’écris six fois par an  ).

On peut voir trois aspects de ce journal : la vie littéraire, car il se montre très discret sur sa famille, chez qui il vit à Paris,  accompagne pour des événements divers dans une maison ou l’autre. Passent de temps à autre, rarement, le nom de sa soeur, Geneviève Galey, qui a poursuivi sa carrière de journaliste à Radio-France, celui de son père qu’il rencontre au café de Flore, les prénoms de ses amis, car  les moins  cités semblent celles et ceux qui comptent le plus dans  sa vie.

Pourquoi une édition intégrale ? Le Journal a été publié en deux fois, suscitant toutes sortes de remous. Nous pouvons lire, avec une typographie différente, les passages supprimés, par exemple un portrait de Laurent Terzieff, décharné, rencontré dans la rue, un pain dans une poche, de la bière dans une autre, sorte de clochard intellectuel. Il s’amuse à dévoiler les dessous des nominations aux jurys littéraires ( Edmonde Charles-Roux, son amie par ailleurs, chez les Goncourt, Mitterrand voulant imposer Michel Tournier pour le prix Nobel,  mais il échoue ).

Matthieu Galey voyage beaucoup, dans tous les pays, passe par exemple une semaine chez Marguerite Yourcenar. Ses déplacements n’ont pas tous un but littéraire, car il cherche des rencontres homosexuelles fréquentes, alors que pourtant il a une liaison durable. Il veut voir  le monde, jusqu’au bout.

A la vie littéraire, à la vie sexuelle intense, s’ajoute  pendant ses deux dernières années, la chronique  courageuse de la maladie terrible qui le frappe. C’est en février 1984 que  le spécialiste qu’il a consulté dès les premiers signes de paralysie lui apprend  » l’épouvante  » au téléphone,  le mal incurable dont il souffre, la  sclérose latérale amyotrophique, ou   » maladie de Charcot « . Il note qu’autour de lui, ses amis ou des connaissances meurent de l’épidémie qui  commençait  …

Il note, le 27 janvier 1984 :

«  Après le pied, atteint depuis quelques semaines,  la paralysie me gagne maintenant la main droite, à la vitesse d’un incendie intérieur. Je me cramponne à mon porte-plume  pour tracer lisiblement mes lettres. Les muscles répondent déjà très mal : c’est une souffrance physique que de tracer ces lignes.  Curieux, mais au fond, il ne me déplait pas  tant que ce soit pénible d’écrire : la preuve  enfin matérialisée  de mes efforts invisibles, tout au long de ces années « .

Le 1er février, il est à Madrid :

 » L’âge des boutons,  celui des  fleurs et des fruits, et puis,  l’âge des pépins … J’y suis. Curieux : j’imaginais une grande angoisse, le désespoir, un vertige, peut-être. Pas cette indifférence. Comme si mon être intérieur disait :   » Enfin les vacances !   »  …  La présence attentive et sûre de Daniel, providentiel cadeau. Elle suffit à me faciliter le passage  et me donne cette ( relative ) sécurité. Seul, ce soir, beaucoup, beaucoup plus dur « .

Le 6 janvier 1985 :

 » Accompagné de sa troupe, Terzieff  vient  discuter de leur tournée, dans mon salon.  Curieuse arrivée des comédies sous la neige, avec  des toques, des pelisses, des bottes : une scène de Tchekhov étrange, comme un rêve dans la nuit qui tombe … J’écoute Laurent Terzieff avec ravissement. Que sa voix est belle, profonde,  mélodieuse, caressante : le Pablo Casals du théâtre. Toute ma maisonnée est sous le charme « .

Il continue ainsi ses portraits avec retouches, part le 21 janvier à Sao Paulo, avec Daniel, visite le Brésil d’une ville à l’autre, fait escale à Lisbonne au retour, et le 15 février, retrouve Paris, pour un déjeuner avec Angelo Rinaldi.

Du 9 au 19 juillet 1985, il visite la Chine, et pourtant la paralysie gagne. Puis l’Espagne.  Il se nourrit de ses voyages, il nourrit son Journal, jusqu’au bout de ses forces, comme Marcel Proust  sa  » Recherche « . Le 9  février , il est à Londres,  puis contracte une grippe :   » Une grande fatigue paisible  » , note-t-il.

Dernier jour, derniers mots de  son Journal, d’une écriture malhabile :    » Dernière vision : il neige. Immaculée assomption « .

A la suite du Journal, les reproductions de quelques pages manuscrites, dont les pages ultimes, troublantes et émouvantes.

Elles sont suivies par ses Portraits littéraires,  les Lettres à Herbert Lugert, de la passion à l’amitié. Index des noms cités.

Préface  par Jean-Luc Barré  »  Portrait d’un démystificateur  »  …    » C’est le journal d’un homme sans illusions. Pressé, lucide, désenchanté « … (  capable aussi d’amitié tendre … Claire … )

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