Au début de l’année 2014, je remarquai diverses chroniques littéraires signalant ce premier roman au thème fort et singulier. Emouvant, à coup sûr. Il paraissait prolonger les oeuvres marquantes des grands écrivains militant contre la ségrégation, pour la cause des Noirs – et j’y suis sensible, puisqu’il s’agit d’une injustice.
Je me promis de l’acquérir lors du festival » Etonnants voyageurs » à la Pentecôte 2014, et je fus ravie de voir l’auteur, sa pile de livres, d’échanger un peu avec elle, puis de l’entendre expliquer ses motivations, parler de son héroïne, Hattie.
Puis je me plongeai dans l’histoire, je fus considérablement émue, et je reste convaincue qu’il s’agit d’une oeuvre majeure, non seulement » de l’année « , mais de la littérature des Etats-Unis.
La scène d’introduction bouleverse d’emblée. Hattie a décidé de fuir le Sud où elle souffre de la ségrégation et de se rendre avec sa famille dans le Nord des Etats-Unis, à Philadelphie. August son mari trouve du travail comme électricien, et ils louent une maison dans un bon quartier, en attendant… car un jour ils réaliseront leur rêve, ils achèteront une maison bien à eux.
1925 : la très jeune maman de dix sept ans lutte dans le froid du Nord pour conserver la vie à ses jumeaux, Philadelphia et Jubilee, atteints de pneumonie. Pour les soigner, un peu d’ipéca, a dit le médecin, de la vapeur d’eau très chaude à laquelle Hattie ajoute de l’eucalyptus, comme celui qui lui était si familier en Géorgie.
Elle les presse contre elle, tente de leur communiquer sa force, mais :
» Les paupières des deux enfants étaient gonflées et rougies par les petits vaisseaux qui avaient éclaté. Ils ne respiraient plus que superficiellement. Leur poitrine se levait et retombait trop vite. Hattie ne savait pas si Philadephia et Jubilee avaient peur, si elles comprenaient ce qui leur arrivait. Elle ne savait pas comment les réconforter, mais elle voulait que sa voix fut la dernière perçue par leurs oreilles, que son visage fût le dernier à leurs yeux. Elle embrassait le front et les joues de ses enfants. Leur tête retomba contre ses bras. Entre deux respirations, leurs yeux s’ouvraient tout grand, remplis de panique. Elle entendait le gargouillis humide au fond de leur poitrine. Ils étaient en train de se noyer. Leurs souffrances étaient insupportables pour Hattie mais elle voulait qu’ils partent paisiblement et elle se retint de hurler. Elle les appela trésor, elle les appela lumière, elle les appela promesse et nuage …
C’est Jubilee qui lutta le plus longtemps. «
Chacun des douze chapitres est consacré à un des enfants d’Hattie, après les bébés : Floyd, 1948, Six, 1950, Ruthie, 1951, Ella, 1954… jusqu’à Cassie, Sala, 1980. Chaque destin marqué par une lutte différente, une violence, une passion, reflétant un aspect de la société qu’ Ayana Mathis souhaite éclairer, rendre concrètement visible :
» Hattie était plus forte que Bell le serait jamais. Elle ne savait peut-être pas s’occuper de l’âme de ses enfants, mais elle se battait pour les maintenir en vie et pour se maintenir en vie elle-même « .
Ayana Mathis n’a pas voulu une héroïne parfaite. Hattie s’abandonne à ses passions au point de quitter son mari, puis de revenir avec le bébé qu’elle a eu d’un autre. Et August accepte, et ils continuent jusqu’à la vieillesse, ensemble. Il est dépensier ; elle en arrive à vouloir confier une de ses filles à sa soeur, plus riche. C’est un des passages les plus douloureux, car le couple tout à fait à l’aise arrive chez elle après une agression sur la route, lors de leur arrêt pour un pique-nique. Les scènes sont vraies, réelles, donnent à voir à quel point l’existence des Noirs est risquée, parfois, toujours, maintenant.
Comment Ayana Mathis a-t-elle construit son roman ? Elle confie que les chapitres sont venus spontanément les uns après les autres, et que peu à peu ils se sont organisés en une saga familiale traversant un siècle.
Elle dit à ses lecteurs que la situation actuelle a certes changé pour les Noirs les plus instruits, accédant aux bonnes professions, aux emplois prestigieux, mais qu’elle ne doit pas occulter les ségrégations toujours présentes, » au pays de Jim Crow » ( notamment pages 149-151 ).
Elle souligne que la musique, le jazz, le blues sont venus du Sud vers le Nord avec les Noirs…
Un livre formidablement attachant, puissant comme un » spiritual ».
On n’oublie pas Hattie la courageuse.
Ayana Mathis – Les douze tribus d’Hattie – Roman traduit de l’américain par François Happe – Gallmeister – 320 p – 23,40 Euros – Collection » Americana «
Ayana Mathis – à « Etonnants voyageurs » – Pentecôte 2014 – Photo France Fougère
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